Sélectionner une page

Il peut impressionner. Il peut aussi faire peur, semer l’inconfort, le doute et plein d’émotions qui nous retournent dans tous les sens. Mais finalement, le théâtre, c’est tout simple : il suffit juste de choisir une émotion sur commande et de l’exprimer. Voilà. Et c’est un vrai plaisir.

« Considérez que la vie est une pièce de théâtre. Que tout n’est qu’un jeu. Votre rôle n’est que celui que vous avez choisi d’avoir. »

Je ferme les yeux, à défaut de pouvoir fermer mes oreilles. Considérer que la vie est un jeu pendant deux heures, je veux bien. Considérer que la vie est un jeu tout court, cela me demande des efforts que je n’ai pas envie de fournir. Parce que je n’y crois pas, tout simplement.
Nous sommes une grosse vingtaine. Je suis installée à la dernière rangée et j’observe. Mes autres camarades face à moi semblent littéralement absorbés par les paroles du professeur et l’écoutent avec une attention qui frise le gouroutisme. Je soupire intérieurement. Je m’ennuie vite, trop vite.
Bon, quand est-ce qu’on s’amuse, là? Maintenant le professeur parle de lui, de son parcours. Il s’appelle Gérard, a fait les beaux arts, a foulé les planches des plus grands théâtres. Il enseigne depuis 35 ans, a commencé à l’âge de 30 ans.

« Le théâtre m’a transformé, poursuit-il. Vous ne pouvez pas être plus timide que je l’étais au départ ! Et je me suis senti vraiment plus fort, plus en harmonie avec moi-même, avec ma nature, mon bien-être… »
Génial. Encore un peu et on fumera des pétards sur scène pour parler paix, harmonie et papillons. Love and peace.
Je gigote sur ma chaise. Regarde ma montre. S’il continue son monologue auto-congratulateur pendant encore une minute, je me lève.
« …parce que oui, le théâtre, c’est la vie, comme disait Shakespeare. Et chacun doit y jouer son rôle… »
A l’impatience s’ajoute maintenant l’irritation et l’agacement. Ce joyeux mélange donne une émotion bien connue sous le nom de colère. Je sens qu’elle monte en grade pendant qu’il continue sur sa lancée. Diantre !! Qu’il dise donc aux enfants du tiers monde, aux cancéreux, aux sans-abris, et même à tous ceux qui triment pour manger à la fin du mois, que la vie n’est qu’un jeu. Penser une chose pareille est juste de l’ingratitude envers la chance que la vie lui a donnée d’être dans sa peau, et un cruel manque de respect envers ceux qui ne l’ont pas.
« …et quand vous imaginez que la vie est un jeu, absolument plus rien n’a d’importance. »
La colère continue à prendre ses aises, elle se déploie en moi avec une célérité redoutable. Je commence à bouillir sérieusement. Bientôt, elle prendra le dessus. J’imagine alors un variateur de lumière et le relie à elle. La lumière est associée à l’intensité de l’émotion. Si je l’augmente, l’émotion monte. Je fais l’essai pour voir…elle grimpe à 9 sur 10. Ma respiration se saccade, je m’accroche à ma chaise, j’ai le vertige. Bien. Il ne me reste plus qu’à faire la même chose, mais en sens inverse. Je me concentre, fais corps avec la lumière pour la réduire progressivement, sens le variateur sous mes doigts. La colère chute à 6…je me concentre davantage, touche plus fort le variateur imaginaire de mes doigts, jusqu’à percevoir sa vibration… elle chute à 4. Je respire mieux. Très bien. Cette méthode est aussi très efficace avec la douleur, entre nous soit dit.
Je cherche ma colère, la trouve planquée un coin de ma conscience, pitoyable et miteuse. Un coup de talon mental l’achève. Une dernière introspection me confirme qu’elle n’existe plus. Zéro trace. Parfait. Je peux alors sonder le regard de l’homme sans préjugés, neutre et sereine, pour juste percevoir ce qui le touche en ce moment : l’homme est authentique, sincère. Il est vrai, pur, complètement habité par sa passion. Pour lui, la vie doit vraiment être vue comme un jeu pour être vécue de la meilleure des façons. Je me mets à sa place, pousse encore plus loin : oui, c’est vrai que sous cet angle, on peut tout relativiser. D’accord. Pour un peu, je l’envierai presque : c’est une chance que j’aurais voulu avoir et que je n’aurai probablement pas. Il a 65 ans, donc a déjà vécu les trois quarts de son existence…et a réussi à conserver cette philosophie de vie là. Un bel exploit. Finalement, je l’aime beaucoup.

– Toi ! me dit-il soudain en me désignant de son index.
Je lève un sourcil. Vingt-deux têtes se tournent vers moi.
– Oui, toi ! Tu t’appelles comment?
– Julia.
– Dis moi Julia, pourquoi es-tu venue te jeter dans la gueule du loup?
– Pour lui casser les dents.
Grand rire général.
– Génial ! J’adore !!! Viens là et monte sur scène.
Je ne cherche pas à comprendre pourquoi il m’a choisie, moi, plutôt qu’un autre de ses élèves. Tout comme je ne fais pas attention à tous ces regards qui se braquent sur moi pendant que j’avance tranquillement vers la scène. A vrai dire, je m’en contrefiche. Je suis là pour m’amuser, peu importe le reste.
– Je veux que tu marches le long de la scène. Juste marcher, comme ça. Et on te regarde.
La lumière est trop forte, sa voix m’agresse. Je réduis l’intensité de la lumière et lui donne une voix de fille. Ce qui me détend instantanément.
Je marche sans me rendre compte que je marche, le regard fixant un point face à moi, dans le vide. Je respire avec le ventre, m’ancre davantage dans mon corps, dans le présent. Mes émotions sont alors à ma portée. Je souris.
– Bien ! Très bien !! Maintenant, imagine que tu es dans un avion, et que l’avion a un problème. Si tu as une phrase très courte à dire à ton voisin d’à coté, ce serait quoi?
– Mais c’est quoi ces turbulences?
– Bien ! Maintenant, tu me la redis, mais en étant énervée.
Zut, je viens d’écraser ma colère. J’imagine que je lui fais du bouche à bouche pour la ressusciter. Gros fou-rire.
– NON ! Pas d’euphorie !! Je veux de la colère !!
Fichtre.
– C’est quoi déjà la vie, pour toi, Gérard?
– Un jeu. La vie est une gigantesque plateforme de jeu où tout le monde ne fait que prendre le rôle qu’il aura choisi de vivre.
– MAIS C’EST QUOI CES TURBULENCES !!!?!?
Il sursaute, puis un immense sourire l’envahit. Ma voix résonne encore dans la salle longuement après mon hurlement de rage.
– J’adoooore !! Maintenant, je veux que tu sois espiègle.
Facile, ça.
– Maintenant, clownesque.
ça aussi, c’est facile.
– Maintenant, séductrice.
Je prends une voix chaude, deviens féline. Gros « ouah! » généralisé.
– Maintenant, la douleur.
Là, il faut que je me concentre. Je sens l’émotion dans mon ventre, la déploie jusqu’à ce qu’elle me fasse vriller. Je chute sur mes genoux, prends mon visage à deux mains et commence à trembler. J’utilise mon variateur de lumière pour l’accroitre davantage : je crie.
A la fin, tout le monde m’applaudit. Je me sens rougir.

C’est donc ça, le théâtre : piocher dans ses émotions celle que l’on souhaite exprimer, et la vivre au plus près. L’expérience a été bonne, très bonne, même. Je continuerai, car je risque d’être surprise.

Spread the love