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Juste s’arrêter de penser. Respirer. STOP.
La lumière tamisée s’assombrit, le cliquetis de ma montre me parvient de plus en plus loin. Je bats lentement des paupières, fronce les sourcils. Une odeur provoque légèrement mes narines, une odeur de brûlé en provenance de la cuisine. Le chat des voisins semble encore souffrir le martyr, il lâche une plainte à faire frémir un mort. Mes lèvres se déforment, ressemblant davantage à un rictus.
Hum. Il faut que je revienne à moi, je n’aime pas cet humour noir de dissociée. Je me pince, ne ressens rien. Je ris jaune, mal à l’aise. Je m’étire, regarde mes mains. Oui, ce sont bien mes mains, les miennes, me dis-je. Il faut que je me réapproprie mon corps. Je ne supporte vraiment plus ça….mais, d’un autre coté, je suis bien tentée de me détacher davantage et de partir plus loin, encore plus décalée par rapport à moi. Le temps passe tellement vite quand on ne le subit plus. C’est comme s’il devenait démissionnaire de son labeur de nous apporter quotidiennement des expériences nouvelles, avec leurs lots d’émotions, de découvertes, de saveurs toujours plus subtiles…comme si le temps était synonyme de vie et que, lorsque le temps est suspendu, la vie est retenue. Plus rien ne compte. Juste un silence. Une parenthèse.
La respiration devient presque imperceptible, la pulsation ralentit jusqu’à devenir impalpable.
Je me lève, mon corps traverse le salon de manière mécanique, arpente le couloir, franchit le seuil de la cuisine. J’éteins le four, ouvre la fenêtre. Le vent me fouette le visage et joue avec mes cheveux qu’il place devant mes yeux. Devant moi, le toit des immeubles parisiens, quelques lumières ici et là. Je repère un enfant qui court et chute contre son jouet. Il pleure. Sa mère vient le chercher et le prend dans ses bras. Un chat – encore un? – arrive et se frotte contre ses jambes. L’enfant rit. Ma vue se brouille. Je ferme la fenêtre. Oui, il vaut mieux que je m’éloigne des émotions encore un instant. Juste un instant.

C’est ça, la dissociation. Etre ailleurs, à coté de soi. « J’ai l’impression que tu es droguée, complètement sur une autre planète » m’a dit une copine lorsque je lui ai montré le contraste entre les deux, associé et dissocié. Oui, sauf que la dissociation n’est pas lobotomisante, elle. Et elle peut être très pratique pour ne plus rien ressentir, tout en conservant sa faculté d’analyse et son esprit critique. Il suffit juste de le demander au chirurgien qui tient la vie de ses patients à un coup de bistouri. Ou quelqu’un qui a subi une expérience extrême, voire traumatisante, qui l’a forcé à sortir de lui. Mais j’avoue : ici et maintenant, en ce qui me concerne, la dissociation n’est qu’une solution de facilité. Lorsque je n’ai pas envie de gérer une émotion ou que je n’ai plus d’énergie, je m’en vais. Mon corps est là, mais ma tête est ailleurs. C’est aussi simple que ça.

Sauf qu’il y a un piège : se réassocier après être resté longtemps dissocié nous renvoie à nos émotions refoulées et nous amène à nous y confronter. Et ces émotions auront une force décuplée, proportionnelle au temps passé loin d’elles. La surprise, puis le choc sont quasiment inévitables, sauf si l’on reste dissocié pendant trop peu de temps. La dissociation ne gère pas l’émotion, elle la renie en l’enfermant. C’est comme une abeille qu’on l’on emprisonne sous un verre. Elle s’énerve, lutte, se cogne contre les parois…puis finit par nous foncer au visage dès qu’on la libère. Donc, quitte à tenter l’expérience de la dissociation, autant revenir pour une émotion agréable.

D’accord.

Je me lève de ma chaise et retourne à la fenêtre de la cuisine. Le vent m’accueille à nouveau en faisant voltiger mes cheveux. Je me concentre sur cette sensation sur mon visage, ferme les yeux. Mes mains se posent lentement sur le rebord en fer forgé et appuient fort, très fort, jusqu’à faire craquer les cartilages. Progressivement, le froid du fer se propage, mes cheveux deviennent doux sur mon visage, le vent prend une texture particulière sur ma peau. Je respire et reprends contact avec mes sens, ma respiration s’amplifie, mes doigts se desserrent. Le chat du voisin miaule encore, pauvre bête. Il semble moins heureux que celui d’en face. Tiens, la petite fille gambade à nouveau et s’approche de la vitre, lève ses grands yeux de poupée vers moi. Me voit-elle? Elle sourit. Un grand, immense sourire. L’émotion vient et vibre en moi. Je la capture, l’amplifie, l’ancre. A mon tour, je me mets à sourire. L’émotion liée au sourire prend alors une force telle qu’elle vient couvrir les autres et les atténue, puis les annihile. La petite fille se penche, ramasse son chat et s’éloigne en titubant, lui dans ses bras. Merci, petite fille.

Non, je veux rester associée le plus possible. Les émotions et la vie se conjuguent au présent.

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