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A l’âge de trois-quatre ans, je m’énervais fort quand on me posait la fameuse question « et toi, tu feras quoi quand tu seras grande ? ». Je répondais inlassablement, en trépignant « mais, enfin, je suis déjà une femme !!!! ». Elle ne manquait pas d’air, la petite.

Mais quand, un quart de siècle plus tard, mon chef me demande, au détour d’un déjeuner « et toi, tu te vois où, dans cinq ans ? » et que je m’exclame « je changerai le monde !!! » en faisant voltiger ma salade, je me dis sérieusement que mon cerveau a été monté à l’envers.

Je me suis alors demandée, tout aussi sérieusement, ce qu’il me manquait pour changer le monde.

Ce qu’il me faudrait, c’est permettre aux gens de le percevoir différemment. Puisque tout est une question de subjectivité et que nous vivons de la réalité uniquement ce que nous en interprétons, autant changer notre façon de l’interpréter pour changer notre monde.

Ma façon d’interagir avec l’extérieur constitue mon monde. La façon dont je gère mes émotions, dont je me perçois moi-même, dont mon corps et ma tête réagissent aux moindres stimuli constituent mon monde. Mon monde n’est que mon point de vue sur le monde, ma subjectivité telle qu’elle déteint sur tout ce que je vis.

Certes, je n’ai pas prise sur les évènements qui me touchent, mais ce n’est pas une raison pour que ces évènements aient prise sur moi. Nous avons bien tous une façon différente de vivre une même situation, ce qui prouve que nous fonctionnons tous d’une manière et dans un réel qui nous sont propres. Et notre imaginaire peut être constamment mis au service du réel pour le rendre plus accommodant, sans pour autant le déformer.

Ainsi, si petite je n’aimais pas les poupées parce qu’elles m’ennuyaient, j’ai vite perçu que les poupées devenaient plus intéressantes lorsqu’elles venaient alimenter l’imaginaire de ma petite sœur qui, elle, adorait les poupées. Si, ce matin, je me dispute avec la gardienne et que je ne veux pas que cette dispute vienne assombrir l’humeur de ma journée, j’imagine la gardienne avec une tête de gros radis noir et là, soudain, ma colère se transforme en rire et je lui dis au revoir en passant devant sa porte. Idem avec un homme que je peux trouver intimidant, mon imaginaire façonne la façon dont je veux me libérer de cette emprise : il me suffit de le voir mentalement avec des couettes ou un tutu de ballerine et là, miracle, je le place à mon niveau. Et je modifie, par la même occasion, la façon dont je me perçois moi-même en remportant ces mini-défis.

Il y a alors un effet domino, la fractale qui change progressivement en entier dès qu’un pétale se retourne : je m’inscris dans un schéma de pensée où tout ce que je perçois est teinté d’une subjectivité que j’aurais cette fois choisie et non subie. Tout autour de moi prend peu à peu un autre sens, et j’accepte toutes mes émotions. Aussi bien le rire que les pleurs. Mon statut d’humaine devient encore plus assumé que jamais.

Le monde peut prendre un autre sens. Un sens plus universel, plus complet, et en même temps respectueux et humble. Car ce schéma de pensée me rappelle en permanence qu’il m’est indispensable pour garder ce monde, donc que je suis faillible et perfectible.

Ce qui me permet enfin de réaliser que ce que je reçois du monde en retour change en même temps que ma façon de le voir. Ma gardienne se met à me sourire. Mon chef me prend pour une folle. Après mon monde, c’est le monde extérieur qui se met alors à changer autour de moi.

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