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Quand j’étais petite, mon père était abonné aux revues Reader Digest. J’adorais en prendre une entre mes mains, sentir son odeur caractéristique, en feuilleter les pages délicates et colorées, gravées d’une écriture petite et serrée, aux airs sibyllins. Des centaines de revues – j’exagère peut-être le chiffre, mais c’était l’impression de la petite fille – s’alignaient dans les étagères et parcouraient les murs, me tendant les bras de leurs pages pour que les miens les rejoignent et les extirpent de la poussière et de l’ennui.

Un jour, l’une d’entre elles m’offrit un cadeau qui allait sceller à jamais ma conception de mon rôle en ce monde et mon appréhension des rouages de la vie tout entière. Le poème « Si… » de Rudyard Kipling, plus connu sous la dénomination « Tu seras un Homme, mon fils ». Sa lecture résonna en moi comme un écho lointain enfin délivré par une écoute. Elle m’ébranla tellement que la petite fille que j’étais se mit soudain à trembler. Puis à pleurer. Aujourd’hui encore, je me rends compte qu’il me guide chaque jour et que j’ai eu la chance d’avoir à mes côtés une femme formidable qui m’a toujours aidée à l’appliquer au quotidien, ma mère.

Le voici.

Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie
Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties
Sans un geste et sans un soupir ;

Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre ;

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot ;

Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;

Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,
Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,
Penser sans n’être qu’un penseur ;

Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage,
Sans être moral ni pédant ;

Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront,

Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire
Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire
Tu seras un Homme, mon fils.

Quelles que soient nos étapes de vie, les chemins que nous franchissons et les choix que nous devons assumer, il ne nous faut jamais oublier que tout ceci n’est qu’un parcours initiatique. Je suis encore loin d’être un Homme, mais il est des textes qui sonnent juste et vibrent l’âme, faisant renaître une flamme là où déjà ses cendres refroidissent. Et c’est pour moi ce poème, cette force qui agit dans mes tripes comme un mantra, depuis déjà plus de vingt ans. Une méthode Coué sans le savoir, dès l’enfance, « Tu seras un Homme, ma fille ».

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