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« Etre naturel est aussi une pose, et la plus irritante que je connaisse » (Lord Henri, « Le portrait de Dorian Gray », O.Wilde)

Je suis en ce moment en train de lire le Portrait de Dorian Gray, l’un des chefs d’œuvres d’Oscar Wilde. Comme beaucoup d’entre nous, j’avais déjà connaissance de l’histoire avant de découvrir le livre, mais la plume de Wilde a un charme inexprimable que seule sa lecture peut transmettre fidèlement. Dorian est un personnage d’une beauté extrême, incroyable et irréelle. Cette beauté est tellement forte qu’il se perd lui-même dans sa contemplation, et craint l’instant où elle viendrait inexorablement à flétrir. Lorsqu’un jour un artiste réalise un portrait grandeur nature de lui, ce portrait est tellement fidèle à l’original que tous, en le contemplant, sont subjugués par l’expression qu’il s’en dégage. Comme si ce portrait avait son existence et sa vie propre… Dorian, qui aime se parler à lui-même, énonce alors à voix haute qu’il aimerait faire un pacte. En échange de son âme, il souhaite que ses traits restent à jamais figés et que le portrait connaisse la vieillesse… Le Diable l’entend, et exauce son souhait. Homme et peinture échangent leurs fatalités.

Alors le Narcisse en lui exulte.

Le roman détaille avec la subtilité et la force d’Oscar Wilde l’expression des trois pathologies majeures du narcissisme : la mythomanie, la paranoïa et la perversion narcissique. Dorian Gray va devenir successivement les trois, avant de se consumer lui-même.

Une mise en garde s’impose ici avant de poursuivre. Nous sommes tous, a minima, narcissiques, si l’on réduit ce terme à l’admiration de soi-même – admiration raisonnable et réaliste de soi-même, sans occulter l’humilité et l’altruisme. Le narcissisme devient une pathologie lorsqu’il est présent en excès. Comme pour toutes choses, bonne mesure fait bon équilibre.

Alors, en quoi la mythomanie, la paranoïa et la perversion narcissique sont-elles narcissiques ? Dans les trois cas, le sujet invente un monde, le déforme et le manipule à son avantage, en se mettant lui-même en scène et en prenant le beau rôle. Il s’aime tellement qu’il veut que tout autour de lui rende hommage à sa personne. Et, comme ce sont des pathologies, il ne s’en rend pas compte.

Le mythomane, ce Pinocchio crédible.

Ici, Narcisse invente un monde cohérent et auquel il croit lui-même sincèrement. Un monde où, schématiquement, tout est mauvais, moche et injuste, sauf lui. Il se victimise pour glorifier son image, et noircit le monde pour se mettre en valeur lui-même, par effet de comparaison. Il raconte des histoires rocambolesques, où il apparaît tour à tour comme le Jésus des démunis, un grand professeur de psychanalyse, un héros des temps moderne qui sacrifie tout pour la protection des siens… Ses mensonges sont son oxygène. Le mythomane a besoin d’eux pour exister. C’est un automatisme irrépressible, fonctionnant en roue libre, qui fait du mythomane un être aussi fascinant qu’angoissant, car il nous renvoie à la fragilité de la communication et à la nature incertaine du langage. En effet, l’autre a toujours la possibilité de nous mentir, de nous tromper, sans que nous nous en apercevions : rien, a priori, ne distingue une vérité d’un mensonge.

Le mythomane ne s’entend pas forcément avec les autres menteurs. L’autre, pour lui, n’est qu’un réceptacle et, au fond, il se fiche d’être écouté ou non. En fait, il se parle à lui-même.

Attention toutefois à ne pas confondre mythomanie et vantardise : on emploie beaucoup ce terme pour désigner des imaginaires exploits sportifs, des compétences professionnelles inexistantes, ou des qualités inappropriées. On a souvent tendance à embellir la réalité pour se rendre intéressant aux yeux des autres. Il s’agit là de vantardise et non de mythomanie.

Le panoïaque, cet Œdipe angoissé.

Ici, Narcisse entre dans un degré supérieur de déformation de la réalité et bascule de la névrose à la psychose. Rappelons que l’une des différences principales entre névrose et psychose est que la psychose est irréversible. La paranoïa peut se manifester dès l’enfance, vers trois ou quatre ans, lorsque l’enfant présente des problèmes de communication et fuit le contact. Une angoisse de séparation avec la mère (Œdipe) est la trame d’une relation ambivalente et parfois haineuse avec elle. Le père, bien que souvent rejeté et peu présent, aura cependant une influence inconsciente sur le mécanisme psychique de l’enfant, qui deviendra « lui » sans le vouloir pour se venger de la relation fusionnelle et douloureuse avec sa mère. Compliqué, vous avez dit ? Voyons plus précisément comment reconnaître un adulte paranoïaque.

Des faits insignifiants sont grossis et montés en épingle, une rigidité rend la communication impossible. Le sujet est susceptible. Il a un caractère dur, autoritaire, et parfois il délire. Les traits les plus caractéristiques sont : orgueil, méfiance, susceptibilité, rigidité, irréalisme et fausseté de jugement. Le paranoïaque se considère supérieur aux autres, il les méprise. Il est suspicieux en tout et est extrêmement jaloux. Il met en doute systématiquement la loyauté et l’honnêteté de ses proches. Le paranoïaque donne des significations à des comportements qui n’en ont pas, il s’idéalise et a des attitudes inadaptées à la situation qui suscitent des conflits perpétuels. Il est mielleux et obséquieux envers les supérieurs, et en rivalité agressive envers ses pairs. Il cherche à dominer et à grimper dans la hiérarchie. Le paranoïaque peut nuire gravement à ceux qu’il considère comme ses rivaux ou ses ennemis, par calomnies ou vengeances préméditées.

Ah bon, cela vous rappelle quelqu’un ? Les paranoïaques ne peuvent pas être soignés, alors si vous en avez un dans votre entourage, fuyez ! Les neuroleptiques, s’ils sont efficaces, doivent être pris à vie et ne font que « calmer » les symptômes.

Le troisième degré, le plus dangereux, est celui du pervers narcissique. Là aussi, dès que vous en apercevez un, sortez de son cercle au plus vite…lui a une habilité hors pair pour attirer la proie dans sa toile et la rendre dépendante de lui, afin qu’elle ne puisse jamais s’échapper.

Le pervers narcissique, ce vampire de l’âme.

Ici, Narcisse se cache et se délecte de la souffrance de sa proie qui agonise le plus lentement possible, par un piège qu’il lui a tendu après l’avoir élevée aux nues. Le PN est le plus difficile à démasquer, car souvent très apprécié et entouré d’une tribu d’admirateurs inconditionnels. Charismatique, extraverti, habile, il sait manier le verbe et galvanise sa cible avant de l’abattre. Il se manifeste en général envers son conjoint, dans le cadre d’un rapport hiérarchique, et envers un(e) rival(e). Il sait, habilement, et avec subtilité, attirer à lui sa victime afin de la dominer puis de l’écraser. Plus il lui fait du mal et détruit ses résistances psychiques, plus il en jouit. Sa tactique favorite est celle du « Yo-yo » : valorisation, puis dévalorisation. Lorsqu’il veut ‘tuer’ un rival, son sens aigu de la communication est redoutablement efficace : calomnie, déformation de la réalité, victimisation, exagération des défauts de sa cible, etc. Il ne se refuse rien, pourvu qu’il atteigne son objectif de destruction de l’autre. Mais, à la différence du paranoïaque, le PN dit du mal sans en avoir l’air, sous le prétexte de donner un conseil ou de se confier. Il privilégie la relation privée, en tête-à-tête, pour manipuler plus habilement.

« Le pervers narcissique est une personne totalement dépourvue d’empathie, qui n’éprouve aucun respect pour les autres, qu’il considère comme des objets utiles à ses besoins de pouvoir, d’autorité. Il a besoin d’écraser pour exister […] » (Blog « pervers narcissiques » reprenant Marie-France Hirigoyen).

Le PN donne souvent l’image d’une personne équilibrée, portant un discours a priori cohérent, et sure d’elle-même. Son but est avant tout d’attirer l’attention. Mais le PN a un comportement souvent opposé à son discours, il produit un sentiment de malaise ou de non liberté. Il peut être jaloux, faire des scènes publiques monumentales…il sait se placer en victime pour qu’on le plaigne et ne communique pas clairement ses opinions, ses demandes et ses besoins. Il me fait un peu penser au Joker. Avec son sourire et son regard froids, il joue avec les sentiments, et prend son plaisir en tuant lentement. Un pur sadique.

Restons néanmoins sur nos gardes quant aux qualifications hâtives. Il arrive qu’une personne recourt, de temps en temps, à une manière de faire ou d’être que l’on peut qualifier de malsaine sans que la personne soit elle-même perverse. À la mode, les étiquettes de pervers narcissique, de paranoïa et de mythomane sont aujourd’hui banalisées et quelques fois collées à tort sur le front de telle ou telle personne, alors qu’elles ne devraient être réservées qu’aux professionnels avertis, tant leurs diagnostics sont difficiles.

En tout cas, une chose est sure : Dorian Gray m’aura bien inspirée.

Sources :

Livres :

NAZARE-AGA I, « Les Manipulateurs sont parmi nous», 

NAZARRE-AGA I, « Les Manipulateurs et l’Amour »,

LACAN J, « Structures des psychoses paranoïaques »,

WILDE O, « Le Portrait de Dorian Gray »

Articles : 

ARÔME L, « Le Délire Paranoïaque, une vraie maladie »,

LACAN J, « De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité »,
 

 

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