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« On ne demande des conseils à autrui que pour ne pas les suivre, ou, si on les suit, pour blâmer celui qui nous les a donnés » (Aramis à d’Artagnan, lorsque ce dernier lui demanda des conseils pour séduire Milady).

Si, effectivement, l’expérience doit venir de soi en matière amoureuse, qu’en est-il en morale ?

Plus j’avance, plus je ressens la sensation persistante d’évoluer dans un monde où les valeurs se perdent. Comme si l’expérience – ou du moins ce que nous en avons puisé – venait donner une teinte aux valeurs morales enseignées par l’éducation dans notre prime enfance, au point de prendre une place prédominante. Est-ce réellement le cas ? L’individu s’appuie-t-il principalement sur l’éducation que ses parents lui a transmise pour évoluer ou, au contraire, son progrès moral est-il consécutif à des errances qu’il a vécues ou constatées chez autrui, après en avoir éprouvé l’amertume ?

La véritable liberté s’acquiert lorsqu’on se défait de la culpabilité de lâcher ce qui ne nous correspond pas, quelle que soit la personne qui nous l’a transmis, parce qu’il nous empêcherait de vivre ce que nous sommes. L’enseignement des meilleurs n’empêche pas le libre-arbitre, chaque personnalité reste unique et s’exprime d’une façon différente pour une même situation. Le choix se fait alors à la base, en gardant uniquement le socle, les valeurs morales, sur lesquelles au final nous nous appuierons pour construire un nouveau chemin, en réelle correspondance avec nos convictions.

Nos convictions morales naissent de cette alliance de nos valeurs morales et de l’expérience, elles constituent la partie la plus forte de notre personnalité en ce qu’elles nous poussent à évoluer.

Les valeurs morales, à la base de l’éducation, permettent d’acquérir la confiance nécessaire pour vivre l’expérience en sécurité.

Dans la tradition juive, la morale s’origine dans les deux Tables de la Loi, les dix-commandements que Moïse reçoit au Mont-Sinaï. Si la première Table est spécifique à l’histoire et à l’identité du peuple juif, la seconde Table érige les valeurs morales communes à tous les hommes pour garantir l’équilibre et la paix : tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne commettras pas d’adultère…

Parce que les hommes ont exactement fait l’inverse pendant trop longtemps, les valeurs originelles transmises aux enfants par ces commandements leur demandent de respecter à la lettre ce qui pourra les empêcher de se détruire.  Les valeurs morales sont elles-mêmes puisées de l’expérience.

Mais les valeurs morales seules ne sont pas suffisantes, encore faut-il les mettre à l’épreuve et les confronter à un esprit critique, tant par l’apprentissage et l’ouverture au monde, que par l’analyse rigoureuse des émotions – l’introspection. La connaissance reste la clef de voûte de l’esprit critique. Erasme, le « Prince des humanistes » disait en ce sens que la lecture « nous épargne vingt ans d’expériences inutiles ». L’habilité de l’éducateur serait alors d’éveiller le goût des normes, de fixer des repères et des limites, sans susciter des frustrations. A cet égard, La psychanalyse des contes de fées de Bruno Bettelheim nous montre que raconter un conte à un enfant lui permet de surmonter les troubles qui viennent de ses désirs inassouvis tout en lui enseignant que dans la vie ce sont toujours les bons qui finissent par être récompensés et les méchants punis.

L’expérience, au final seule conseillère.

Les valeurs, confrontées à la réalité et au libre-arbitre, génèrent des choix dont les conséquences plus ou moins prévues muteront en expériences acquises…et ce dès le plus jeune âge. L’expérience s’acquiert véritablement lorsqu’elle est dénuée du flou que les précédentes expériences ont posé sur le prisme de notre réalité. En d’autres termes, plus notre faculté de résilience est importante, plus l’expérience et son enseignement seront complets. C’est la raison pour laquelle les enfants apprennent vite : leur résilience est forte – car ils sont optimistes et leur mémoire ne se fixe pas sur la douleur de l’expérience.

Expérience se dit « askesis » en grec, terme qui donnera ensuite « ascèse ». L’ascèse est l’art du renoncement, elle vise à ne se focaliser que sur ce qui est essentiel pour notre corps et notre esprit pour mieux nous maîtriser. Elle est une expérience à part entière, et nous enseigne que c’est le respect de soi qui rend possible le respect d’autrui.

Autrui…l’expérience nous apprend surtout que notre évolution dépend d’abord de notre rapport à autrui. Comme nous l’explique Levinas, dès qu’autrui apparaît, il me commande de le respecter. C’est l’interaction des besoins et des émotions qui guide mes réactions. Dès que je sors de ma solitude, ma conduite prend un tour moral en présence des autres car je me synchronise simultanément sur eux pour parler le même langage et bien communiquer.

Ce rapport à l’autre teste donc nos réflexes, les recadre et les transforme par l’acquisition et le développement de l’empathie. L’empathie n’est alors pas une valeur morale, mais bien une expérience.

L’expérience nous pousse, par le biais de l’autre, à nous dépasser nous-mêmes, quelle qu’en soit l’issue. Il n’y a alors pas d’échec, seulement des aiguillages.

Nos valeurs morales doivent donc subir les expériences de la vie pour s’affiner, s’affirmer ou, au contraire, se remanier. L’expérience est une sagesse pratique qui, si elle se fonde sur les valeurs morales, développe vite des convictions par la lecture, notre rapport à l’autre et à l’examen de conscience que nous devons réitérer au fur et à mesure que notre existence, et celle de ceux qui nous entourent, nous apportent leurs lots d’imprévus trop souvent insoupçonnables.

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