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Ironie du sort : ce ne fut que lorsque l’air me manqua que j’appris à respirer. Vraiment. Je m’explique : à prendre conscience de chaque bouffée d’air, de sa consistance dans mes poumons. Après cette conscientisation, je visualisai mentalement mes cellules se rengorger d’oxygène purificateur, en nourrir mes muscles, mon cerveau. Au-delà d’un réflexe vital, respirer devint alors un plaisir. Un plaisir dont peu de personnes savourent, mais un plaisir qui attisa davantage en moi un brasier de frustration et une soif de vivre.

L’eau est le seul élément qui apaise le feu, l’unique force capable de me gagner par sa sérénité. Elle me désempare autant qu’elle me réduit à l’impuissance en me rappelant l’insignifiance de mon existence. Mais, comme tous les besoins, je ne saurais expliquer davantage pourquoi j’en ai besoin.

Il m’arrive souvent, après une journée longue et laborieuse, à prendre le simple plaisir de marcher près de l’eau. Les quais de la Seine regorgent de ces coins perdus où l’on laisse choir nos pensées. J’y respire l’air frais et humide, mes yeux picotent et pleurent sous les brises, le temps semble enfin me parler au présent. Les simples plaisirs sont les meilleurs, parait-il.

Un homme seul, assis sur un banc de pierre, contemplait l’horizon, ne réalisant pas en l’apparence que se tenait face à lui l’un des monuments les plus célèbres de Paris, la Cathédrale de Notre Dame. Quasimodo tira sa révérence en faisant sonner sa plus grosse cloche, la bien nommée Marguerite, annonçant les coups de vingt heures. Mais l’homme ne cilla pas et resta figé dans sa posture de cire tandis que je passais devant lui. Complètement absent à ce qui l’entourait, en pleine discussion intérieure, il me parut fragile, avec son dos courbé et ses coudes en appui sur ses genoux, en position de repli sur lui-même.

Je décidai alors de m’asseoir sur le banc adjacent au sien et l’observai à demi.

Deviner les états d’âme d’un être humain a toujours été l’un de mes domaines de prédilection. Petite, je m’amusais déjà à m’asseoir dans un coin de la cour de récréation pour déceler les frustrations, les colères, les déceptions mais aussi les excitations en tous genres de mes camarades. Je trépignais lorsqu’un garçon tirait les cheveux d’une fille, je rougissais lorsqu’un baiser se posait sur une joue timide, je riais lorsqu’un ballon gorgé d’eau atterrissait sur la tête d’un professeur.

L’homme se redressa lentement, posa ses mains sur la surface rugueuse du banc. Son regard se perdit dans les remous de l’eau et se troubla. Il secoua légèrement sa tête en signe de dénégation et replongea aussitôt dans l’abîme de ses pensées, en proie à ses vieux démons. Déjà si vieux et pourtant si jeune. Sa discussion intérieure vira soudain au conflit et devint totalement paralysante. Il ferma les yeux, mâchoires crispées.

Je fronçai les sourcils. Sommes-nous tous plus ou moins schizophrènes? Un être « normal » est-il un homme n’ayant pas conscience que son cerveau lui joue des tours, ou bien est-ce un homme si primaire qu’il aurait la chance d’être heureux en puisant son bonheur dans la routine?

Le mien – mon cerveau – est un mélange de malice, de curiosité, de créativité et d’insatisfaction permanente. Au point qu’il m’épuise en me faisant ressasser, nuit et jour, des évènements même anodins, comme s’il cherchait à les revivre pour en extirper des sens cachés. La vie est pleine de mystères, sans doute ne prenons-nous pas conscience de la signification et de la portée de ce que nous faisons, vivons, aimons, créons. Rien ne sert à rien. Telle est ma devise.

Je levai la tête vers le ciel et attendis qu’il se décide à me verser une bonne pluie sur le visage. Mais, manifestement, il ne me réservait pas de tels desseins. L’homme, près de moi, soupira et parut enfin sortir de sa léthargie. Son visage se tourna vers le mien et sembla surpris de le remarquer. J’y lus un sentiment que je n’avais plus perçu depuis bien longtemps….

…et le souvenir de ce temps me ramena une vie en arrière.

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