Sélectionner une page

Parfois, à l’heure du déjeuner, j’aime bien flâner le long des quais de Seine sans savoir précisément où m’arrêter, même lorsque les nuages menacent de pleurer. L’eau me calme, et il y a des moments où le reste importe peu. A cet instant,  les quais commencent à prendre un autre visage, plus contrasté, plus ambivalent. A la fois intime et grand, chaleureux et frais, solitaire et populaire, doté d’un silence unique qui perce tout. Je m’approche du rebord, regarde mon reflet dans l’eau. Reflet trouble. Je fronce les sourcils, soutiens le regard de mon double…puis m’en vais.

Mais cette fois l’envie de revenir émerge et me retient. Je me surprends à faire demi-tour et, sans regarder à nouveau le miroir mouvant de l’eau, m’assieds près de lui et ramène mes jambes contre moi, les serrant fort de mes bras. Mes yeux se ferment, j’écoute.

Quelques secondes plus tard, un groupe d’étudiants vient et s’installe près de moi. L’un d’entre eux a une guitare et commence à la gratter. Je grince des dents. Pauvre guitare. Je me concentre alors sur le son le plus ténu, le plus isolé que mes oreilles peuvent discerner au milieu du bruit ambiant, et finis enfin par reconnaître le clapotis de l’eau. C’est étrange comme un son insignifiant peut prendre rapidement de l’ampleur dès qu’on le remarque. Je le laisse croître jusqu’à saisir tout l’espace, relayant les autres sons en second. Mes yeux se rouvrent pour fixer le remous de l’eau, et ne plus le lâcher. Le reflet me retrouve, son regard me perce, me fige. Je me sens soudain mal à l’aise. 

Si on avait la possibilité de modifier l’expression de nos traits pour qu’ils réfléchissent l’image qui nous correspond le mieux, laquelle choisirions-nous en premier ? Un sourire, un regard chaleureux ? Les deux ? Une sérénité, un calme solide et bienveillant ? Si notre sensibilité pouvait transparaître et être assumée, si une perception à fleur de peau pouvait justement rester à même la peau, juste pour mieux communiquer les ressentis, à quoi ressemblerions-nous alors ?

Un poisson transperce le nez de mon double et disparaît. Le visage s’évapore un instant, ce qui paradoxalement me contrarie : je grimace.  Puis l’image revient instantanément et me renvoie mes traits tordus : un petit rire me secoue, cette expression est grotesque. Je m’amuse alors à faire une série de grimaces aux poissons…et sonde ce que je ressens à chacune d’entre elles, cherchant à tâtons une adéquation salvatrice.

A force de faire mille sourires, le sourire finit par s’ancrer. Vraiment.  Le ressenti est alors incroyable, indicible. L’image que l’on a de soi-même change progressivement, très doucement, jusqu’à devenir perceptible, puis complètement visible. Le sourire de façade devient un pur sourire, il finit par se refléter dans les émotions, par toucher une autre facette de soi, plus cachée, plus timide, qui ne demandait en réalité qu’à transparaître véritablement pour se lier au monde extérieur.

Mais ce reflet souriant est fragile. Il me faut consolider ses bases, le solidifier, le retrouver par la mémoire, de la même façon que je peux me rappeler précisément de certaines choses. A ce sourire, je souhaite aussi ajouter un regard plus doux, moins chargé. Et juste la sérénité. Je m’imagine ainsi, le plus précisément possible, puisant dans mes souvenirs le reflet de mes derniers rêves et, enfin, le double change et me renvoie cette image tant recherchée, là devant moi. Je prends le temps de la fixer, me demandant s’il s’agit véritablement de moi.

Ce n’est qu’une illusion, une version d’une réalité, mais elle a son importance. S’il ne s’agit que d’un reflet d’une partie de moi, autant qu’il soit fidèle. 

 

Spread the love