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Hier soir, il s’est passé quelque chose d’incroyable.

Il est près de vingt heures, je rentre chez moi après une longue journée de travail. Dans la boite aux lettres, un pli : un livre pour apprendre à raconter des histoires grâce aux métaphores, que j’ai commandé quelques jours plus tôt. Je suis contente, le voilà enfin ! Mais le facteur m’a mise en difficulté : le carton, dont la dimension épouse exactement celle de la boite aux lettres, est calé contre la paroi du fond. Impossible de l’extraire sans se casser un ongle. J’essaie quand même…apparemment, le sacrifice d’ongles ne paie pas. Tout au plus, je réussis à espacer le carton de quelques millimètres de la paroi. A ce rythme, j’y serai encore demain. Je réfléchis pour trouver autre chose.

Le seul moyen de retirer le carton est de le faire remonter par la fente utilisée par le facteur, c’est-à-dire de lui faire emprunter exactement le chemin inverse. Je referme donc la boite, place une main dans la fente, saisis le rebord cartonné et tire. J’y suis presque. Mon autre main, qui détient mon trousseau de clés, a alors un réflexe terrible : elle pose le trousseau sur le dessus du meuble et s’attelle à donner du renfort. Chouette, le carton se soulève. Quelques secondes plus tard, je l’ai enfin. Je souris comme une gosse face au Père Noël.
C’est sûr : je vais passer une excellente soirée.

Mais un bruit bizarre se fait entendre , un bruit de glissement, puis de chute vite étouffée par un arrêt brutal. Mon trousseau de clés ! Il vient de tomber et est coincé entre le meuble et le mur. Impossible de le voir, à moins d’avoir une chaise ou un escabeau. Mes tentatives de saut pour me hisser me découragent vite de poursuivre sur cette voie : le meuble est décidément trop haut.

Je commence à réaliser que je suis dans un sacré pétrin. Je ne peux pas rentrer chez moi. Je suis seule. Il n’y a pas de gardienne. Il est presque vingt heures trente.

Je sonne à quelques interphones…pas de réponse. Franchement, j’aimerais bien savoir comment ma situation peut encore s’empirer. Allez, juste pour savoir.

La lumière s’éteint soudain. Je tente de la rallumer, le bouton semble cassé. Là, j’ai un fou-rire monumental.
Et bien, je ne pourrai pas passer ma soirée à lire dans le hall, tant pis. Au moins, je serai au chaud.

Je me rapproche de la double porte d’entrée, me laisse glisser contre le mur, pose ma tête contre le bois et regarde à travers la vitre.
J’attends. Je ne connais pas encore l’issue, mais il y en aura forcément une. Alors j’écoute le silence, regarde l’immeuble d’en face, m’énerve en trouvant un nouveau tag – quel sacrilège, sur un bâtiment haussmannien! …une lumière m’éblouit, celle d’un phare qui passe…une poussette défile, puis une personne âgée. La vie. Je m’échappe et laisse mon imaginaire me mener loin.

Depuis combien de temps suis-je contre ce mur lorsque la porte s’ouvre enfin, je l’ignore. Une femme entre, semble étonnée de me trouver ici, dans cette posture. Je prends le temps de me relever et lui dit gaiement :

– Bonsoir ! Mon trousseau de clés est coincé, impossible de rentrer chez moi. Savez-vous comment vous pouvez m’aider ?

Sa surprise est à présent telle qu’elle ne bouge plus pendant de longues secondes. Je sens que son regard me scrute dans le clair-obscur. Elle sort à présent son propre trousseau de clés, ouvre la porte menant aux étages et va actionner un autre bouton : la lumière revient, mes yeux se plissent pour se réhabituer à sa présence. Je me tourne alors vers ma voisine : elle me fixe toujours comme si j’étais une effraction de la réalité. Je lui souris, c’est un véritable soulagement de la trouver.

– Je suis vraiment désolée, commença-t-elle, gênée. Je ne peux pas vous…
– Vous avez un pic à brochettes, ou un cintre ?
Ses sourcils se froncent une fraction de seconde, puis elle s’illumine.
– Oui ! s’exclame-t-elle, souriant enfin. Je vous l’amène tout de suite. Ne bougez pas !

Je ne risquais pas d’aller bien loin.

Cinq minutes plus tard, elle redescend en compagnie de deux fillettes d’environ quatre et deux ans. Celle de quatre ans me semble particulièrement espiègle, celle de deux ans ne lâche pas la jambe de sa mère et me jette des coups d’œil à la dérobée.

Le pic à brochette n’est pas assez long et il nous est impossible de le placer précisément là où se trouve le trousseau, car nous ne pouvons rien voir là d’où nous sommes.
– Il nous faudrait une chaise ou un tabouret, soupire ma voisine.

Taper à la porte des voisins du rez-de-chaussée mène nulle part, personne n’ouvre. Demander à ma voisine de remonter chez elle pour descendre une chaise ? Je n’ose pas. Elle a très bien compris l’état de la situation, je la laisse donc prendre l’initiative, en attendant de trouver autre chose d’équivalent.

Silence. Ma voisine cherche une solution, tandis que sa fille ainée commence à s’approcher de moi pour toucher mon pull, qu’elle trouve apparemment à son goût. Le rose pâle lui rappelle peut-être les bonbons, et le cachemire la douceur des peluches.
Si cette enfant m’aide à récupérer mes clés, je pourrai lui offrir des bonbons, me dis-je. Et tant pis si ça donne des caries, elle a des dents de lait : autant qu’elle en profite avant qu’elles tombent.
La petite me regarde et me fait un grand sourire, comme si elle avait lu dans mes pensées. Et non, je plaisantais, Clochette. Tu n’as pas besoin de trouer tes dents avec du sucre. Sans compter qu’une carie peut aller toucher ta dent d’adulte, au fond de ta gencive. Je t ‘offrirai autre chose à la place.

Quand j’avais trois pommes, j’ai fait un concours de caries avec mon cousin. On mangeait plein de bonbons et on se lavait les dents ‘’pour de faux’’, juste pour avoir les caries les plus horribles possibles. C’est lui qui a gagné : des grands trous s’exhibaient dans ses dents de devant, il était affreux. Et moi, j’étais verte de jalousie.

Ma voisine s’amuse de voir sa fille et moi rigoler discrètement. « Je sais ! » bondit-elle soudain. Elle prend sa fille dans ses bras et la hausse sur le dessus du meuble. En hauteur, la petite bascule en arrière, je la rattrape de justesse. Sa mère et moi la hissons alors au plus haut tandis que je tends le cintre à la petite.

– Allez ma chérie, lui dit sa mère, tu peux récupérer le trousseau de clés avec le crochet. C’est facile, c’est comme à la pêche aux canards. Tu vas y arriver. Qu’est-ce qu’on dit ?
– Je vais y arriver, répond l’enfant, enthousiaste.
J’adore.
– Je le vois ! s’écrie la petite fille.
J’entends le trousseau qui bouge, qui se soulève…et qui rechute. La petite s’investit tellement qu’elle essaie maintenant de mettre son bras dans la fente pour l’atteindre au plus près. Là, je n’adore plus du tout. Elle peut y rester coincée.
– Le cintre est trop court. Peut-être qu’il faudrait le dénouer et en faire une longue tige, avec le crochet au bout.
– Oui, bien vu ! Redonne moi le cintre, ma poupée.

Pendant ce temps-là, sa deuxième fille gambade allègrement dans le hall et semble maintenant en extase devant mon sac. Hum. Bon ça va, il ne contient rien de dangereux pour elle, elle peut y mettre le bazar.

Ma nouvelle amie et moi tordons le cintre, le lissons et le transformons en…

– …bras du capitaine crochet ! invente-je. C’est un bras magique qui agrippe, qui capture, qui saisit tout ! Rien ne lui résiste !

La petite me regarde avec des yeux de plus en plus grands.

– Et en plus, avec lui, tu peux aller chercher des objets cachés, des objets enfouis ! Tu peux les délivrer, leur donner une seconde vie ! Il te donne des super-pouvoirs !

Là, elle me saute carrément dessus. Je la soulève en riant et, à nouveau, la hisse au-dessus du meuble.
Sa mère encourage ses « super-pouvoirs », trouve les mots qui motivent l’enfant et la pousse à se concentrer pour être habile. La petite se glisse spontanément dans ce rôle, y prend un plaisir certain, et lâche un cri de joie en récupérant le trousseau.

– Bravo !! tu as réussi !!

Sa fierté est palpable. Elle fera de beau rêves, cette nuit.
Je fais un gros bisou à ma petite héroïne, et remercie chaleureusement ma voisine. Sa cadette poursuit sa chasse aux trésors dans mon sac, décore mon portable de sa petite bave et semble aussi heureuse que dans la caverne d’Ali Baba. Je lui fais des chatouilles, elle s’esclaffe vite et lâche enfin portable, portefeuille, manteau, échappe…pour récupérer les bras de sa maman.

Ma prédiction s’est avérée juste : j’ai passé une excellente soirée.

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