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La question se pose souvent. Et le simple fait de se la poser révèle aussi beaucoup.
« Heureux sont les simples d’esprit » , « science sans conscience n’est que ruine de l’âme »…nombreux sont les dictons qui se méfient de l’alliance de la lucidité au bonheur. Et pour cause : il suffit juste de regarder autour de soi pour s’apercevoir qu’effectivement, ce sont ceux qui ne s’encombrent pas de pensées inutiles et de tergiversations philosophiques, spirituelles et métaphysiques en tous genres qui paraissent heureux. Comme si, justement, leur mode de pensée et de fonctionnement était une condition sine qua non au bonheur. Alors penchons-nous y un instant. La lucidité est-elle vraiment un obstacle au bonheur?

Lucidité n’implique pas culpabilité. Si la lucidité peut consister à se rendre compte de beaucoup d’injustice, de misère et d’ignorance, elle n’implique pas forcément l’obligation de porter leurs fardeaux. Il est vrai qu’il apparaît difficile d’être serein quand on prend conscience de certaines réalités mais, à bien y réfléchir, il vaudrait mieux choisir de vivre ces tristes constats sans être trop impacté émotionnellement que de mal les vivre : la façon dont on les vit ne les changera pas. On peut, certes, être tenté de se réfugier dans des illusions réconfortantes, mais le charme de ces mirages ne se maintient pas indéfiniment.

Lucidité peut se concilier avec lâcher-prise. Ainsi, la lucidité prend un autre sens et se rapproche de l’acceptation : elle ne porte désormais plus sur les défaillances du monde extérieur, mais sur la reconnaissance et l’acception de nos propres limites. Il y a alors lâcher-prise, mais sans renonciation, ni résignation. En m’efforçant d’être lucide sur mes failles, cette lucidité me permet de travailler sur elles pour en faire une force et me rapprocher le plus possible de ce que j’appelle bonheur. La lucidité devient une aide redoutable pour s’en approcher.

Ne s’attendre à rien pour laisser place à la surprise. La réalité est souvent décevante. Combien de fois nous laisse-t-elle dans un état de frustration parce qu’elle oppose un mur à nos désirs et espoirs déchus? La désillusion est souvent bien plus amère que le réalisme. L’illusion expose à bien des tourments et à des cruelles déceptions : « On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère » écrivait Rousseau dans La Nouvelle Héloïse. Vivre le moment présent, l’investir complètement, rappelle alors que la lucidité ne nous immunise pas contre l’erreur et n’a pas le don de voyance : il ne sert à rien de se projeter dans un futur sur lequel nous n’avons, par définition, pas prise.

Lucidité ne rime pas forcément avec esprit compliqué. Bien au contraire, elle donne le goût des choses simples car elle nous fait réaliser que, justement, les petits miracles de la vie se manifestent dans ce que nos yeux perçoivent rarement, mais qui est bien devant eux . Chaque seconde est unique, et c’est notre lucidité qui nous montre en quoi elle est unique.

Lucidité, condition donc nécessaire mais pas suffisante au bonheur. Nécessaire car, pour être heureux, il faut être en harmonie avec nos valeurs et en adéquation avec notre propre fonctionnement. Or, comment peut-on l’être si on se voile à soi-même ce que l’on est? Nécessaire mais pas suffisante car la définition du bonheur n’existe pas, en soi. Cette notion est une pure invention de l’espèce humaine et est relative : chacun y met ce qu’il veut y mettre, en fonction de sa dose de lucidité et…d’illusions.

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