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Ma guitare et moi avons renoué les liens. Cela faisait des années que nous étions en froid. Elle me défiait, m’effrayait, m’agaçait. Je percevais en permanence, à travers son étui, son bois chaud qui se rappelait trop de choses. Je me dépêchais alors de passer devant elle comme une enfant prise en faute ; la contemplais de loin, elle si fière contre le mur de ma chambre, moi blottie contre le mur d’en face, n’osant m’approcher de trop près, méfiante et craintive. Non, elle ne m’aura pas ! m’écriais-je alors. Je me souvenais de son odeur, du son mélodieux et vibrant de ses cordes, du toucher unique de son bois et de la façon dont la lumière venait l’envelopper. Puis je secouais machinalement la tête pour chasser ces réminiscences. Les bons souvenirs sont des pièges, me disais-je. Ils sont l’appât pour ramener à eux les mauvais et l’émeute d’émotions qui va avec. Non, ça va, merci.

Pour moi, elle appartenait à un autre monde, à une partie de moi qui était morte. Le pire, c’est que j’avais raison.

Sauf que j’ignorais qu’une autre partie de moi était sur le point de naître. C’est étrange. On peut avancer, parfois se retourner sur le chemin intérieur parcouru, y voir de la fumée, des cendres et des fantômes. Puis faire l’inventaire des lieux au présent, et se dire « Il y a du boulot… mais maintenant j’ai confiance».
Alors on regarde à nouveau en arrière, et là, miracle : la lumière perce à travers la fumée, des fleurs se hissent entre les cendres. « Et des fées cassent la figure des fantômes ! » me dirait une grande amie Suisse. Exactement.

Alors j’ai avancé prudemment vers l’étui de ma guitare et ai levé chacun de ses clapets. A l’ouverture, une légère fumée poussiéreuse m’irrita les narines, j’éternuai bruyamment. Les cordes émirent un son en résonnance sans même que je les touche, comme pour me souhaiter la bienvenue. Je la contemplai, puis souris en la reconnaissant : ma guitare n’avait pas pris une ride. Elle était pourtant plus âgée que moi, ma mère avait appris à jouer dessus « Au clair de la lune » bien avant ma conception, puis l’avait lâchée à « mon ami Pierrot ». Aujourd’hui, ma guitare a 34 ans. Moi, 29.

Quand j’étais petite, j’étais très capricieuse. Et cette guitare, je la voulais. Alors ma mère me dit un jour « tu l’auras quand tu sauras en jouer », pensant ainsi sûrement avoir la paix. Mais, quelques années plus tard, lorsque j’entrai au CP et que mes parents me demandèrent ce que je voulais comme activité extra-scolaire pour me divertir, je me jetai littéralement sur l’instrument : cela faisait déjà bien longtemps que j’avais décidé que cette guitare serait ma meilleure amie. J’ai donc économisé mon argent de poche pour lui offrir un étui digne d’elle, il était juste hors de question qu’elle subisse le moindre coup.

Et maintenant, la voilà qui me toisait. Elle se souvenait de tout. Moi aussi. Je restai ainsi immobile devant elle, incapable de la toucher pendant de longues secondes. Le silence de la pièce devint pesant, je me sentis étouffer. Le souvenir remontait. Je me levai, ouvris la fenêtre et me concentrai sur mes cognitions pour me calmer. Une telle émotion était normale et prévisible, mais je regrettai son intensité. Pourquoi un tel séisme ? Un message n’a pas besoin d’être violent pour se manifester clairement… J’attendis longtemps qu’elle se dissolve en moi, puis revins enfin vers ma guitare, l’esprit embué.

Bon, à nous deux.

Je pris le temps de la saisir, de l’accorder, d’effleurer les cordes, puis enfin de jouer pleinement.
Le son me reconnut tout de suite, mes doigts retrouvèrent instantanément leurs réflexes. Je jouai sans partition, les yeux fermés, et me concentrai sur le rythme, que je ralentis pour savourer chaque syllabe de musique. Ma guitare s’anima ainsi pendant une bonne demi-heure, je la reposai ensuite doucement dans son écrin et lui dit : « Merci ».

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