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Lorsque je pris mon petit déjeuner ce matin, le soleil commençait à embrasser Paris de ses rayons d’une lumière particulièrement chaude et douce. Un mélange de lumière d’été par sa force, irradiante, et de lumière d’automne par sa couleur boisée, ambrée. Je ne pus m’empêcher de la prendre en photo pour capturer l’instant. Dommage, me dis-je, que l’image ne transmette également pas la fraîcheur particulière du vent, ni l’odeur de la rosée mêlée à celle du pain chaud. En observant la Vie prendre à nouveau le pas sur le néant de la nuit, rappelant ses êtres à elle et les étirant dans son aube, je me rappelais combien tout n’est que complétude.

Nous avons besoin de l’errance, de la nuit et du froid pour mieux apprécier la juste valeur du chemin retrouvé, de la lumière au bout du tunnel, et de la chaleur d’une main tendue par la chance. Le plus difficile reste de croire en elle lorsque nous sommes encore en pleine errance, parce que justement cette errance nous fait douter de son existence. Peut-être alors que si nous nous sommes un jour laissés enfoncer dans des chemins boueux, c’est parce que nous l’avons bien voulu. Et nous avons probablement cru ne pas mériter mieux.

La lumière de ce beau matin se mit à gagner de l’ampleur, devint plus vive et éblouissante, me forçant à plisser des yeux pour mieux m’adapter à son intensité. L’air devint plus chaud. J’écoutais l’appel de son silence, j’observais les pensées qui m’assaillaient.

La peur, cette illusion à l’origine de tous nos échecs.

Nous avons provoqué près de la totalité de ce que nous vivons. Par nos actes, plus ou moins conscients, nos maladresses, mais aussi par nos paroles – bien plus invasives que nos actes eux-mêmes. Comme si notre inconscient, tiraillé par la peur d’une nouvelle lumière et le besoin de sa chaleur, nous faisait emprunter des chemins adjacents et des contournements pour affûter l’adéquation d’une véritable connaissance de nous-mêmes à nos réels besoins, et dévoiler notre propre lumière en cognant sur nos carapaces.

Je crois maintenant comprendre que nos peurs sont en réalité un mélange d’orgueil et d’obstination primaire – dans le sens enfantine, car nous nous délaissons de nos peurs lorsque nous acceptons enfin l’idée de mettre à mal l’image que nous avons de nous-mêmes. L’estime de soi peut être décidément trop friable pour que nous prenions le risque d’essuyer un échec pouvant l’effriter un tant soit peu. D’où la peur de sauter le pas, du changement et, surtout, d’oser.

La lumière fut désormais telle qu’elle scintilla sur la grande verrière de mon voisin d’en face. L’habitacle transparent montra sous ce nouveau jour un immense salon blanc quelque peu en désordre. Des vêtements épars tapissaient les tables, chaises et canapés, des bouteilles jonchaient le sol et ponctuaient l’espace, agrémenté de tâches ici et là. Sans doute avait-il encore passé une soirée arrosée. Le voici qui arrivait, d’ailleurs, tandis que je portais mon thé à mes lèvres. Je fronçais les sourcils : voyais-je bien ce que je voyais ? La lumière devait me jouer des tours, pensais-je. Il arrivait désormais près de son immense vitre, un arrosoir à la main – bien décidé à nourrir les plantes qu’il avait sur son rebord…et, aveuglé, se trompa : l’eau atterrit entre les plantes, gratifiant au passage le voisin du dessous et son parquet à travers sa fenêtre laissée ouverte. Il chancela, s’approcha encore…j’avalais de travers, recrachant mon thé. Juste Ciel. J’avais bien vu. Il avait aussi oublié son caleçon. Il se retourna, fit quelques pas en titubant, tomba sur un canapé, et ne se releva pas. Il resta ainsi sur le dos, bras levés en croix et un pied en l’air. Quelle magnifique cuite, me dis-je, autre exutoire pour s’extirper de la réalité le temps de quelques instants ; mais cette réalité sera bien trop vite retrouvée, violemment, et en pleine figure, traînant avec elle une dignité en lambeau. Beaucoup de ravages pour une maigre consolation.

Le poids de la réalité.

C’est vrai qu’elle peut être déconcertante. Quelque part, je comprenais mon voisin d’en face. Si la réalité a souvent été disséquée, analysée par les plus grands savants et philosophes, c’était pour justement mieux l’apprivoiser. Kant, dans sa fameuse « Critique de la raison pure », nous rappelle que notre perception du monde et notre façon de vivre une réalité sont immanquablement biaisées par le prisme, unique car personnel, de nos idées préexistantes sur cette réalité, forgé par nos croyances limitantes et déformantes.

Je pris une bouteille d’eau et la déversai dans un verre.

Comme l’eau fraîche qui rentre dans mon verre et bouge lorsque je le soulève pour le mettre face à la lumière, Kant nous enseigne que l’esprit se moule instinctivement, de manière innée, pour épouser son environnement. Alors, de même que ce liquide suit le mouvement pour conserver son équilibre quand je le penche sur le côté, notre psychisme se meut pour s’adapter à la rigueur et à la dureté du verre qui le maintient dans un cadre social, culturel et même religieux. Nous pouvons alors créer des vagues psychiques, le bousculer, le secouer, il s’escrimera, par réflexe et par nature, encore et toujours, à conserver une stabilité tant qu’on ne le renverse pas et que le verre ne se brise pas. Parce que, quelque part, l’esprit a quand même besoin de son verre.

C’est exactement l’inverse de l’empirisme, pour lequel Hume, Descartes et Locke ont tant œuvré en démontrant, coûte que coûte, que notre esprit est pur, vierge, incapable d’idée préétablie et donc de se mouvoir pour s’adapter tant qu’il n’a pas la connaissance acquise. Cette connaissance devient alors le seul moyen par lequel on devient apte à « être ». Pour eux, donc, un nouveau-né n’ « existe » pas.

Une abeille s’approcha et se posa sur une goutte de miel tombée sur la table. Je la vis l’étudier et la travailler pour en extraire le sucre qu’une de ses consœurs avait pourtant créé. Etrange qu’une abeille puisse « butiner » du miel, le monde serait-il également à ce niveau un cercle de déconstruction-reconstruction en perpétuel recommencement ?

Un dernier regard sur ma montre me fit bondir de sur ma chaise. Moi aussi, j’avais une réalité à vivre aujourd’hui.

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